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Isabelle Berrigan
En septembre 2022, l’autrice Isabelle Berrigan était en résidence d’écriture à Cracovie, dans le cadre de la résidence croisée Québec – Cracovie, toutes deux Villes de littérature Unesco. Nous publions ici la traduction française de l’entrevue donnée par Isabelle Berrigan à KBF - Krakowskie Biuro Festiwalowe.
Pouvez-vous nous dire sur quoi vous avez travaillé durant votre séjour à Cracovie?
Mon travail ici a été en continuité avec mon deuxième recueil de poésie, Vieille Fille – Notes intimes paru l’an dernier au Québec (Moult Éditions). D’un côté, je voulais saisir le potentiel des thèmes de l’absence, du deuil et de la résilience, très présents dans le dernier chapitre du recueil. De l’autre, j’ai pu explorer les parallèles entre la poésie et l’écriture scénaristique pour un projet d’adaptation de l’univers de Vieille fille en websérie.
Est-ce que quelque chose en particulier vous a inspiré ici?
En début de séjour, je me mettais une pression incroyable pour « réussir ma résidence » et je ne savais pas comment m’y prendre. Je me sentais coupable de ne pas avoir de programme de séjour chargé de rencontres avec d’autres artistes ou de visites de musée. Ironiquement, c’est au fil d’une discussion avec un jeune chimiste américain croisé dans un café que j’ai compris que l’important, c’est de reprendre contact avec son processus créatif, de se laisser l’opportunité de ressentir plutôt que de fonctionner.
Mon écriture allie autant l’espoir que le cynisme à travers l’exercice de la quotidienneté. Cracovie est une ville magnifique dans laquelle je me suis rapidement sentie confortable et en sécurité, malgré la barrière de la langue. Les rencontres que j’ai pu y faire au hasard de mes promenades m’ont permis de revenir à cet état d’accueil, cette reconnexion avec l’instinct. Ce retour vers le ressenti fut clairement bénéfique pour ma pratique d’écriture, que je sens désormais plus affirmée.
Cracovie
Peu importe combien je suis perdue
Je perds toujours
Autant mes cheveux
Votre premier livre portait sur la vie en entreprise, le second était une réflexion sur la recherche de l’amour... Travaillez-vous déjà sur votre troisième livre et quel en sera le thème ?
Lors de la parution de Vieille Fille, mon éditrice m’avait mentionné le potentiel d’exploiter davantage les thèmes du quatrième chapitre, « Disparaître », portant sur l’absence, le deuil et la façon dont on façonne notre identité autour de la souffrance. Puisque mon écriture s’inscrit à même mon expérience personnelle, j’ai saisi l’opportunité du séjour à Cracovie pour prendre le temps de relire des journaux intimes datant de plus d’une dizaine d’années. L’écart entre les souvenirs qu’on se fait d’une époque et la réalité de ce qu’on y vivait fut saisissant, un peu comme lorsqu’on regarde un album photo. Pour moi, cet exercice de relecture a été suffisamment concluant pour continuer le travail autour d’un troisième recueil qui s’intitulerait justement (Absent de la photo).
Le chemin qui mène du travail en entreprise à l’écriture de poésie n’est pas évident. Racontez-nous comment vous avez commencé à écrire.
Même si Pensées pour jours ouvrables a été publié plus de 10 ans après mon entrée sur le marché du travail, l‘écriture a toujours fait partie de ma vie, elle a simplement pris davantage de temps à émerger. C’est d’ailleurs une des surprises que j’ai découvertes à la lecture de mon journal intime de 2006. Cette année-là, je sentais un écart se creuser entre moi qui débutait ma carrière de professionnelle et mes ami.e.s artistes et militant.e.s alter-mondialistes. Ce qui m’a amené à écrire dans mon journal : « j’ai une collègue, une directrice et une secrétaire, cela est suffisant pour écrire un livre complet sur toutes les trahisons, malheurs et déceptions qu’on peut ressentir dans une vie. » Quelques années plus tard, je démarrais le blogue « Pensées pour jours ouvrables », qui fut par la suite converti en recueil.
L’auteur polonais Wojciech Nowicki, qui était au Québec cet été dans le cadre de la résidence croisée, a mentionné que la vie littéraire et les événements culturels dans votre ville sont très populaires auprès du public - peu importe le temps ou la saison. Parlez-nous brièvement de ce qu’est la vie littéraire au Québec du point de vue d’un.e artiste.
Il est vrai que la vie littéraire de Québec est à la fois diversifiée et surprenante. Ici, il y en a pour tous les goûts, autant pour les lectrices et lecteurs que pour celles et ceux qui veulent s’initier à l’écriture ou découvrir la littérature à travers les arts vivants. Tous les ans en octobre, le festival Québec en toutes lettres propose une programmation tout aussi audacieuse qu’accessible, alliant conférences, performances et parcours immersifs. Cette année, j’ai entre autres assisté au CALM, une soirée de Spoken Word prenant l’aspect d’un combat de lutte où se confrontaient des artistes de genres littéraires différents : poètes, slammeurs, dramaturges, et où le public était appelé à voter qui remporterait la ceinture du championnat.
Avez-vous eu l’occasion d'assister à des manifestations littéraires ou, plus généralement, culturelles de Cracovie ?
Ma méconnaissance de la langue polonaise réduisait de beaucoup les possibilités de participer à des activités littéraires. Par contre, Cracovie regorge d’événements culturels, de musées et de festivals où la maîtrise du polonais n’est pas nécessaire. Un des moments forts de mon séjour fut d’ailleurs d’assister à la pièce qui clôturait le Festival Sacrum Profanum, NeoArtic, un opéra alliant musique électronique et installations visuelles magistrales ayant pour thèmes les changements climatiques et la dégradation de notre environnement et du tissu social. J’en ai eu pour la soirée à m’en remettre tellement ce fut une expérience saisissante.
Qu’allez-vous rapporter d’ici avec vous ?
Sans aucun doute le souhait de revenir en compagnie des gens que j’aime.
Cracovie
Peu importe combien je suis perdue
Je perds toujours
Autant mes cheveux
***
J’apprivoise les choses
en petit format
sans couvercle ni moustiquaire
chaque fois j’oublie
que je n’ai plus de chat
Photos : Katarzyna Kukiełka / KBF / KMLU